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Invisibili

Conception, scénographie et mise en scène Aurélien Bory, Compagnie 111 – musique Gianni Gebbia, Joan Cambon – Théâtre de la Ville/Les Abbesses.

© Roselina Garbo

Le spectacle a pour point de départ une fresque murale monumentale de six mètres sur six datant de 1440, Le Triomphe de la mort, liée à la ville de Palerme, et dont le peintre est inconnu. Palerme, en Sicile, la plus grande île de la Méditerranée, inspire Aurélien Bory, concepteur et réalisateur du spectacle. Il répond à l’invitation du Théâtre Biondo, ce même théâtre qui avait accueilli Pina Bausch en 1989, y présentant Palermo Palermo, une pièce mythique qui a marqué le metteur en scène et qui tourne toujours

Imprimée sur tissu, la fresque est dévoilée avec habileté, elle est le personnage en majesté du spectacle. « À l’origine, elle est peinte sur un mur du Palazzo Sclafani de Palerme, un hôpital que le roi a fait bâtir pour accueillir les pauvres » commente le scénographe-metteur en scène. Si l’on détaille la toile, on y voit un jeune homme et une jeune femme en train de mourir, portés par d’autres personnages. Au XVème siècle, la peste noire frappe, Aurélien Bory établit des ponts avec nos pestes noires d’aujourd’hui, en l’occurrence les naufrages en Méditerranée. Il a réuni des artistes palermitains de cultures différentes pour faire le portrait d’une ville d’hospitalité. Au-delà de la mort, c’est de vie qu’elle parle.

© Roselina Garbo

Le danseur qui entre sur scène, Chris Obéhi, Nigerian en est le symbole. Il a suivi ce parcours méditerranéen de son pays, le Nigéria, jusqu’à Palerme et se révèle être un magnifique artiste, danseur et chanteur. Il ouvre le spectacle et se fond dans la toile, la paume de sa main suit le rythme de la fresque. Plus tard, on l’entendra chanter Halleluja de Léonard Cohen, s’accompagnant à l’harmonium. Trois Parques apparaissent dans des robes de satin noir, qui accompagnent solidairement vers la mort une femme portant une robe gris irisé descendue de la toile. Le saxophone alto qui émettait des bruits insolites d’accompagnement interprète la gigue de la deuxième suite pour violoncelle de Jean-Sébastien Bach. Le musicien, Gianni Gebbia, est sur scène, côté cour, de loin en loin il se mêle aux danseurs. Avec Joan Cambon, il a créé la partition musicale, une bande son apporte ses musiques additionnelles dont Pari Intervallo d’Arvö Part, joué à l’harmonium dans une transcription d’Olivier Seiwert.

Puis l’orage se déclenche et les éléments se déchaînent. La toile vole au vent avant de se sculpter en d’impeccables plis et de retrouver sa place de haute lisse. Sur scène, les personnages se tétanisent et sont pris de tremblements. Ces gestes s’inscrivent dans la fresque, et reprennent ce thème de la peste noire. Les chaises se déplacent toutes seules, même l’Etna serait en fureur. Une faible lumière clignote, des coups sont frappés à la porte, une sorte d’étrangeté se répand que traduit aussi le saxophone. Les danseuses, les Parques, tournent autour de la toile et font des apparitions-disparitions sur fond de chambres d’écho. Un dialogue interpersonnel s’établit entre les personnages et fait vivre la toile. Un évêque apparaît, tout de bleu vêtu. « Je regarde le ciel, mains au sol. Tout se brouille… » Un monde bascule. On entre dans des visions, dans le flou et dans une terreur généralisée. Un filet de lumière bleue filtre. Les personnages luttent, avancent et reculent. Deux danseuses s’enroulent dans la toile et forment des figures à deux têtes, on dirait des chimères.

© Roselina Garbo

Des mondes s’entremêlent, comme une résurrection. Apparaît un trône, un élu. Une étoffe de soie blanche vole. On traverse les limbes, des zones blanches du cerveau s’affichent à l’écran. Le regard fixe, on zoome sur les personnages dans une parfaite géométrie des formes. Le monde est en transe, d’autres mondes se rapprochent en une montée dramatique vertigineuse. On accompagne un naufrage, symbolisé par un canot pneumatique dans lequel le musicien a aussi pris place. On entre, avec les trente-quatre personnages de la fresque, dans la réalité de la traversée en Méditerranée, au royaume de l’Invisibili, ces Invisibles, au royaume des morts.

Après avoir fait des études de physique puis travaillé dans le domaine de l’acoustique architecturale, Aurélien Bory se consacre aux arts de la scène. Il dirige la compagnie 111depuis vingt-trois ans, ses spectacles sont singuliers, au carrefour d’expérimentations interdisciplinaires. Les artistes dont il s’est entouré sur scène – Gianni Gebbia pour la musique live, les danseuses Blanca Lo Verde, Maria Stella Pitarresi, Arabella Scalisi et Valeria Zampardi, le danseur et chanteur, joueur d’harmonium, Chris Obéhi – apportent précision, grâce et talent. La dramaturgie née de cette fresque monumentale alterne entre passé et présent, mort et résurrection, fléaux d’hier et d’aujourd’hui, résilience. Le souffle du saxophone, comme celui de l’harmonium, est ici à la charnière de la mort représentée, et de la vie. Le souffle du vent comme un souffle de vie, accompagne la représentation.

Brigitte Rémer, le 31 janvier 2024

Avec : Gianni Gebbia, Blanca Lo Verde, Chris Obéhi, Maria Stella Pitarresi, Arabella Scalisi et Valeria Zampardi. Collaboration artistique, costumes, Manuela Agnesini – collaboration technique et artistique, Stéphane Chipeaux-Dardé – musique Gianni Gebbia, Joan Cambon – musiques additionnelles Arvö Part Pari Intervallo/transcription Olivier Seiwert – Léonard Cohen Hallelujah – J.S. Bach Gigue, 2e suite for Violoncelle – création lumière Arno Veyrat – décors, machinerie et accessoires Hadrien Albouy, Stéphane Chipeaux-Dardé, Pierre Dequivre, Thomas Dupeyron, Mickaël Godbille – régie générale Thomas Dupeyron – régie son Stéphane Ley – régie lumière Arno Veyrat ou François Dareys – régie plateau Mickaël Godbille, Thomas Dupeyron.

Du 5 au 19 janvier 2024, au Théâtre de la Ville/Les Abbesses, à 20h, le dimanche à 15h – 31 rue des Abbesses. 75018. Paris – métro : Abbesses – site : www.theatredelaville-paris.com – tél. : 01 42 74 22 77. En tournée : du 6 au 10 février 2024 à la Maison de la Danse (Lyon) – les 14 et 15 février 2024, à l’Agora/Pôle national des arts du cirque (Boulazac) – les 26 et 27 février 2024, au Parvis/Scène nationale Tarbes Pyrénées (Ibos) – du 11 au 14 avril 2024, Teatro Astra (Turin/Italie).

aSH

© Aglaé Bory

Conception, scénographie et mise en scène Aurélien Bory – chorégraphie Shantala Shivalingappa, percussions Loïc Schild, à La Scala de Paris.

Une énergie cinétique circule entre la danseuse et l’univers visuel dans lequel elle évolue, énergie intérieure et extérieure. Shantala Shivalingappa fait face à un dispositif scénique, espace symbolique à la fois simple et ultra sophistiqué. C’est un « immense châssis de papier kraft suspendu, enduit de laque noire appliquée sur un bâti sonorisé et électrifié » avec lequel elle entre en dialogue, qui bruisse comme une voile au vent.

Dans sa confrontation avec les éléments représentés par l’univers mouvant et illusionniste de ce papier kraft aux froissements sonores, Shantala Shivalingappa mène avec grâce, force et précision son combat, comme David affronte Goliath. Travaillant entre Paris et Madras, elle a rencontré les grands et travaillé entre autres avec Peter Brook, Maurice Béjart, Bartabas, Pina Bausch, Giorgio Barberio Corsetti. Tout en étant contemporain son alphabet puise dans le Kuchipudi où elle excelle, cette danse indienne de l’Andhra Pradesh dans le sud du pays, autrefois uniquement dansée par les brahmanes et très codifiée. Shantala Shivalingappa fait le grand écart entre ce style ancestral, sculptural et sacré, et l’image abstraite sur grand écran, sorte de Krishna profane qui semble l’absorber. « Sa danse effectue un balancier perpétuel quelque part entre mystique hindoue et physique quantique » écrit Aurélien Bory. Partant du commencement, du vide, son art de la gestuelle, ses bras déployés et offrants, ses mudras superbement maîtrisées, sa rythmique des pieds donnée par les tempos du musicien, Loïc Schild, présent sur le plateau côté cour, sont de forme pure. Elle est porteuse d’une charge émotionnelle forte.

Shantala Shivalingappa est la déesse et la servante d’un rituel qu’elle trace au présent, dessine un cercle de bienvenue comme devant l’entrée de la maison. Formé de dessins au sol exécutés traditionnellement à la farine de riz, et maintenant à la chaux, le kolam se transmet de mère en fille, lignes sinueuses blanches au quotidien, sophistiquées et colorées pour la fête. Aurélien Bory s’est emparé des couleurs pour fondre dans son dispositif animé des motifs géométriques aux cercles concentriques, spirales et rosaces très élaborées. « La scénographie est au centre de mon travail, elle fait apparaître dans son rapport à la gravité entre autres, des lois physiques avec lesquelles les interprètes dialoguent » dit le metteur en scène. Lunaire, la création lumière d’Arno Veyrat éclaire subtilement le plateau.

aSH, le titre du spectacle, est composé des initiales et de la finale des prénom et nom de la danseuse, Shantala Shivalingappa, clin d’œil au dieu de la danse, Shiva, à la fois créateur et destructeur, et qui, en grand ordonnateur des lieux de crémation, se couvre le corps de cendres. C’est le troisième portrait de femmes qu’Aurélien Bory dessine de son talent atypique et au croisement des arts, les deux premiers, étaient consacrés à Stéphanie Fuster et Kaori Ito. Avec la première, dans Questcequetudeviens? il faisait fusionner le flamenco et son écriture de l’espace. Avec la seconde, dans Plexus, il tissait une toile de plus de de cinq mille fils suspendus.

Hybride et multidisciplinaire – entre cirque, danse, musique et théâtre – la palette du metteur en scène-plasticien est vaste, il traverse les styles. Son univers s’inspire de l’œuvre du plasticien allemand ­Oskar Schlemmer, de la réflexion d’Heinrich von Kleist Sur le théâtre de marionnettes, de l’univers de Georges Pérec. Il inscrit ses recherches de l’installation à la performance, et transforme les espaces, comme un magicien. Des sciences à l’esthétique, l’environnement scénographique qu’il invente influe sur la danseuse, la danse modifie la perspective visuelle, l’imaginaire du public se déplace.

Avec aSH, présenté au Festival Montpellier-Danse en 2018, l’espace, a valeur de symbole et fonde la dramaturgie. La scénographie comme métaphore de naissance et de mort, la rythmique des percussions, la fluidité des mouvements, sont autant d’éléments qui, mis en synergie, créent de l’inattendu et une véritable poétique.

Brigitte Rémer, le 20 février 2019

Avec Shantala Shivalingappa (danse), Loïc Schild (percussions). Collaboration artistique Taïcyr Fadel – création lumière Arno Veyrat, assisté de Mallory Duhamel- composition musicale Joan Cambon – Conception technique décor Pierre Dequivre, Stéphane Chipeaux-Dardé – costumes Manuela Agnesini, avec l’aide de Nathalie Trouvé – régie générale Arno Veyrat, Thomas Dupeyron, régie plateau Thomas Dupeyron ou Robin Jouanneau – régie son Stéphane Ley – régie lumière Mallory Duhamel ou Thomas Dupeyron – aSH a été présenté au Festival Montpellier-Danse, en 2018.

Du 16 Février au 1er Mars 2019, La Scala-Paris, 13, boulevard de Strasbourg, 75010. Paris – Métro Strasbourg Saint-Denis – Tél. : 01 40 03 44 30 – Site : www.lascalaparis.com – En tournée : 24 mai Théatre de l’Olivier, Istres – 28 et 29 mai Théâtre de Caen.

 

Sans objet

© Aglaé Bory

© Aglaé Bory

Théâtre visuel d’Aurélien Bory, dans le cadre du programme Paris Quartier d’été, au Théâtre de la Cité Internationale.

Multiforme, le travail d’Aurélien Bory côtoie toutes les disciplines entre autre la danse, les arts visuels, le théâtre, le cirque et la musique. Il inscrit la question de l’espace au cœur de sa démarche et crée ses propres scénographies. C’est un agité des sciences et des techniques, ses spectacles sont forcément singuliers et ne se ressemblent jamais. Bory expérimente et emballe sa vision dans une enveloppe poétique, burlesque et dérisoire. Dans Sans objet, la protagoniste est une machine à bras de fer, articulée, ni ange ni bête, plantée là, au milieu du plateau, lourde et gracieuse.

Comme Christo emballait son Pont-Neuf, Bory emballe sa machine infernale, dévoilée par deux acteurs acrobates vêtus de noir, jouant les petits mécanos à la Keaton, et coud l’espace de ses super marionnettes sorties de chez Kleist. Mais la messe est vite dite entre une machine à la mobilité sous contrôle qui mène la danse et règne en maître, et deux petits personnages animés qui tentent le dialogue avec la belle inconnue. David contre Goliath, l’absurde au rendez-vous. « Les acteurs n’avaient qu’une consigne. Être réceptif, passif, se laisser guider, s’accrocher. Ainsi Olivier Alenda et Olivier Boyer ont adapté leur corps à celui du robot… » dit le metteur en scène.

La bâche plastique qui, au début, recouvrait la machine, dans la dernière partie dérobe le premier rôle et brusquement se dresse en rideau de scène. Le premier impact d’une balle comme perdue, tirée du plateau, surprend le spectateur pris pour cible, puis deux puis trois, puis de nombreux impacts viennent faire des trous dans l’emballage, laissant filtrer la lumière comme des étoiles voie lactée ou comme dans les bains maures les faisceaux de lumières venant du plafond.

« Complètement sorti de son contexte industriel, le robot devient inutile. Et dans sa fonction perdue ne nous rappellerait-il pas la nature de l’art : être absolument sans objet ? » dit Aurélien Bory. On s’ennuie quand même un peu car l’incarnation machine et sa mise en contexte sont d’acier trempé. Le débat sur le rôle de l’art reste ouvert.

 Brigitte Rémer

Avec Olivier Alenda et Olivier Boyer – conception, scénographie et mise en scène Aurélien Bory – pilote programmation robot Tristan Baudouin – composition musicale Joan Cambon – Création lumière et régie générale Arno Veyrat – Conseiller artistique Pierre Rigal – assistante à la mise en scène et costumes Sylvie Marcucci – sonorisation Stéphane Ley – décor Pierre Dequivre – accessoire moniteur Frédéric Stoll – patine : Isadora de Ratuld – masques Guillermo Fernandez.

Vu au Théâtre de la Cité Internationale, 17 Boulevard Jourdan. 75014. www.theatredelacite.com et wwww.cie111.com. Paris quartiers d’été 2015.